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 Le 15 février 2022

 

[1]PODIUM MAUDIT

Les premières semaines de ce printemps 2019 me réconcilient avec ma passion, le vélo. À cette période, les jours s'allongent au même rythme que mes entrainements et le soleil m'accompagne de plus en plus lors de mes sorties qui deviennent presque quotidiennes. Certes, je ne suis qu'un cycliste amateur, mais j'aime me faire mal, pousser l'effort très loin et même me fondre parfois dans un peloton "Élite", juste pour me prouver qu'à trente-huit ans, je ne suis pas encore "bouilli"1.

Mes dix-sept années de cyclisme ne m'ont jamais donné le bonheur de lever les bras sur une ligne d'arrivée. Quelques places parmi les dix premiers sont mes plus beaux résultats. Cependant, le grand amour que je porte à la "petite reine" me suffit pour ne jamais renoncer, pour toujours aller de l'avant, pour toujours et encore avoir l'envie de me mesurer aux meilleurs. Il est vrai que, secrètement, avant de raccrocher, j'aimerais bien avoir cette sublime sensation de monter sur le podium et de préférence sur la plus haute marche; Tant qu'à faire !

Dimanche quatorze avril 2019 : de ce jour, je m'en souviendrai toute ma vie, rien ne viendra me faire oublier cette date. Elle restera gravée dans ma mémoire, comme le jour de mon mariage, celui de la naissance de mon fils, comme un tatouage indélébile.

5 h                   La sonnerie de mon réveille-matin m'invite à me lever. Mais, il y a déjà plus d'une heure que je suis réveillé et que je tourne dans mon lit, commençant à me faire le film de cette journée. Oui, je cogite, car aujourd'hui, je cours à Manosque. Une classique de 112 km. Quatre tours de 28 km, sur un parcours qui, apparemment, me convient assez bien. Tout est déjà prêt et depuis hier, soigneusement rangé dans la voiture.

7 h                   Je passe prendre mon père qui cumule plusieurs fonctions : entraineur, conseiller technique, mécano, soigneur et bien sûr premier admirateur. Papa a fait du vélo toute sa vie et lui, il en a gagné des courses !

                        Tout semble presque parfait. Cependant, il y a comme un bémol à mon entrain, à mes envies, à ma joie de participer à cet événement : Manon ! Ma promise, mon amour, ne sera pas présente aujourd'hui. Le coiffeur, des achats entre copines et autres petites obligations vont la priver du spectacle, et quel spectacle ! C'est bien regrettable, car, avec Manon au départ et aux différents passages, c'est pour moi, un atout supplémentaire. Mais, comme le chante si bien l'ami Georges2 "Il y a des jours où Cupidon s'en fout", tant pis, dommageable ! On verra bien.

9 h                   La ligne de départ : je reconnais, çà et là, des copains, des amis, des adversaires d'hier, des cracks, des vainqueurs potentiels. La pression monte et je commence à gamberger. N'ai-je rien oublié ? Mon casque, mes gants, mes gourdes, non, apparemment, non ! Du moins… je le pense.

9 h 30              D'un coup de fusil de chasse, monsieur le Maire de Manosque délivre ce troupeau multicolore sous les applaudissements de supporters et spectateurs déchainés. Et c'est parti !

10 h 30            Je suis toujours dans le peloton, bien calé à l'abri, les jambes semblent "bonnes", les sensations bien présentes et le rythme me convient. Si ça pouvait durer jusqu'au final !

                        Premier passage sur la ligne : RAS

                        Deuxième tour, juste une échappée de quatre baroudeurs, vite contrôlée par un peloton, déjà moins étoffé.           

                        Troisième tour : Tout va basculer. C'est fini ! Soudain, un trou, un grand bruit métallique, c'est ma chaîne qui vient de sauter du plateau. Je dois m'arrêter et rapidement remettre de l'ordre à mon pédalier. Les mains souillées, le pouls à 300 (façon de parler), très énervé, je trouve cependant la force de repartir, mais dans un deuxième groupe. Un seul objectif dès lors, revenir dans le peloton de tête. Ouf ! Après un effort soutenu, me revoilà parmi les premiers, mais à quel prix ! On en termine avec le troisième tour (84 km).

                        Dernier tour, la cloche ! Je me suis refait une santé. Je n'en reviens pas, je suis toujours avec les cracks. C'est Papa qui a dû être surpris de me voir passer pour la troisième fois avec les meilleurs, et Manon aurait, elle aussi, apprécié. Une échappée, je reviens, une autre, un contre, des accélérations, tout le monde se surveille dans un train d'enfer; Et là, allez savoir pourquoi, je vais prendre une option radicale. De toute façon, au sprint, je suis battu, et aux dernières attaques, je ne pourrai plus répondre. Alors, je décide d'attaquer à vingt kilomètres de l'arrivée. Oui "attaquer", comme un fou, comme un dératé, comme un inconscient. Une attaque qui laisse tout le monde sans réaction. Tous me connaissent et pensent "il n'ira pas au bout" mais !

                        Et moi, je roule, accélère, tout va bien. La petite côte des Borels, bien négociée, un long plat, le village des Césaris, le passage à niveau du Poet. Là, attention, prudence, pas le moindre risque car toujours dangereux, ce genre de passage avec ses rails. Bien passé, ouf, une longue descente vers les Carles, un plat montant, une autre côte et les kilomètres défilent. Je gère. Le soleil commence à chauffer. Plus que 10 km, je n'arrête pas de regarder derrière et… personne. Je rêve et j'en remets une couche. Et si ce dimanche 14 avril était enfin le jour de ma première victoire ? Avoir la joie de lever les bras, de recevoir le bouquet que j'offrirai pour Manon et la coupe du vainqueur. À cet instant, j'y pense fort, très fort. Peut-être trop justement.

                        Plus que 6 km et toujours en tête. Ça commence à coincer, ça brûle, mais je serre les dents, "même pas mal" comme on aime se persuader.

                        La ligne d'arrivée m'attend et me tend les bras. Trois km, un coup d'œil furtif, par-dessous le bras… personne, super, j'y crois de plus en plus, je peux gagner, je vais gagner. Dernier kilomètre, mais qui peut me voler ma victoire, qui ? Mon cœur est au maxi, mes jambes tournent seules, quel pied !

                        Cinq cents, trois cents, cent mètres, la ligne, c'est fait… ma première victoire… les larmes… un cri, une pensée, Manon !

                        Je lâche mon vélo contre la balustrade, j'aperçois mon père qui vient me rejoindre au pas de course. Une accolade, un bravo discret, puis un sourire crispé, un rictus désabusé… une attitude bizarre. Il y a même une larme qui vient mouiller sa joue. Trop d'émotions ? Pas le genre de Papa. Je ne comprends pas, je gagne et Papa fait la moue.

                        Un officiel, brassard rouge, vient me retrouver et me féliciter mais du bout des lèvres, par obligation. Quelques spectateurs font de même dans une immense froideur. Quelle ambiance étrange, loin de la fête espérée. Je me tourne alors vers  mon père et lui demande, les yeux ronds et interrogatifs, dans un regard de nulle part, tout en m'essuyant le visage :

                        "Mais que se passe-t-il Papa ?"

                        Sa réponse tombe comme un cataclysme :   "Y'a un os, un problème, fiston, un gros problème".

                        "Accouche… quel problème ?"

                        Et il me répond d'une voix basse et timide:                      

                        "Tu sais… fiston… le passage à niveau… du Poet… après le village des Carles…."                       

                        "Quoi le passage à niveau ?"                       

                        "Eh bien… tu es le seul à l'avoir franchi avant… le Corail de Marseille".

                        Oui, un sacré problème. Première victoire, mais une victoire au goût amer !

 

1. Bouilli : expression sportive pour dire "pas cuit", "pas HS"

2. Brassens, bien sûr